16 mai 2016
ETA, qui fait aujourd’hui partie du Swatch Group, est le plus gros fabricant suisse de mouvements, y compris de mouvements mécaniques chers aux amateurs de belle horlogerie. Derrière ces trois lettres un peu rêches on entend parfois des mots plus rieurs comme Valjoux, Unitas, Peseux qui laissent penser que s’y cache quelque trésor ancien dont on aimerait découvrir les richesses. ETA ne s’est pas fait en un jour. La naissance d’une telle concentration industrielle a même nécessité l’intervention énergique de la Confédération Helvétique elle-même. Curieusement cette histoire passionnante est difficile à reconstituer. Il existe bien des documents partiels, dont certains remarquables (voir bibliographie), mais pas de récit complet allant de la naissance d’Ebauches S.A. en 1926 jusqu’au Swatch Group d’aujourd’hui.
C’est à cette histoire que je t’invite lecteur. Tu vas y découvrir des espoirs et des drames, de splendides réussites et de lâches trahisons ; un peu de l’âme de la Suisse donc, et un peu sans doute de la vie tout court.
Chapitre 1. Le coup de génie de la S.A.
L’horloger est de nature individualiste. Retranché dans son “établi” où il pratique l’établissage, il n’aime guère révéler ses secrets et entend gérer ses affaires tout seul. De fait, lorsqu’une crise survient, comme c’est le cas en ce début d’année 1921, chacun se débrouille pour écouler sa marchandise à plus ou moins vil prix et par des voies plus ou moins honnêtes. Le comportement le plus critiquable en l’occurrence c’est le chablonnage, c’est-à-dire la vente de chablons à l’étranger. Un chablon c’est un mouvement en pièces détachées. Il permet de contourner les éventuelles mesures interdisant la vente de mouvements suisses hors de la Confédération. Évidemment le chablonnage est une concurrence déloyale aux fabricants de montres complètes, ces fameuses Manufactures qui se font de plus en plus nombreuses en ce début de XXe siècle et qui mettent en avant leur marque : Omega, Zénith, Longines…
Pour tenter de mettre un peu de discipline dans la profession, ces fabricants vont créer en 1924 la Fédération Suisse des Associations de Fabricants d’Horlogerie, plus connue sous le sigle F. H. On cherche alors une stratégie. Mais la situation est complexe. Bien sur le nœud du problème c’est le mouvement, ce fameux mouvement suisse que le monde entier envie. Mais il en comporte des pièces ce mouvement. Il y a l’ébauche, fabriquée par de grosses entreprises avec des centaines d’employés. Il y a l’ancre, le balancier, les spiraux, toutes ces petites pièces fabriquées par une multitude de micro-entreprises, parfois un simple atelier au coin d’une grange.
Pour ces derniers on va créer l’Union des Branches Annexes de l’Horlogerie ou UBAH, en 1927. L’objectif est d’encourager l’autodiscipline et de surveiller étroitement les prix pour éviter les cycles épuisants de prix qui flambent et puis s’écroulent. Ca rechigne un peu mais l’assurance de prix fixes finit par séduire. A son rythme l’UBAH se construit.
Pour l’ébauche c’est une autre paire de manches. C’est le cas de dire car là on a affaire de gros bras. En janvier 1925, 26 fabricants d’ébauches tentent un rapprochement. Peine perdue, un an plus tard l’un d’entre eux baisse unilatéralement ses prix et l’initiative éclate. C’est alors que l’on demande l’avis des banques. Mandat est donné à la Société Anonyme Fiduciaire Suisse de Bâle. Il faut dire que les banques suisses sont lourdement impliquées dans le financement des grandes fabriques d’ébauches et qu’elles ont tout intérêt à favoriser la stabilité du marché pour éviter les sueurs froides des périodes de crise.
Les banques n’ont pas la réputation d’avoir de l’audace. Pourtant elles vont favoriser un coup de génie : le 27 décembre 1926, à Neuchâtel, est créé Ebauches S.A.
Ebauches S.A. naît du rapprochement de trois gros fabricants d’ébauches : Ad. Michel S.A. à Granges, créée en 1898 par Adolphe Michel et Jean Schwarzentrub, A. Schild S.A. également à Granges, créée en 1896 par Adolf Schild-Hugi, et la Fabrique d’Horlogerie de Fontainemelon, créée en 1793 par Isaac et David Benguerel associés à Julien et François Humbert-Droz. A elles trois, ces fabriques produisent plus de 75 % des ébauches suisses. Schild par exemple emploie plus de 2100 personnes. La particularité d’Ebauches S.A. tient dans les dernières initiales : S.A. En effet ce n’est pas une association, pas un syndicat, non, c’est une S.A. de droit privé. Et avec l’aide des banques elle est riche. Très riche. Aussi, lorsqu’elle invite à sa table ce n’est pas pour disserter conjoncture. Non, c’est pour parler rachat. Et les petits fabricants d’ébauches cèdent les uns après les autres. En 1927, neuf fabricants seront croqués dont Hora, Sonceboz et Charles Hahn, le fabricant des mouvements chronographes Landeron. En 1928 dix autres dont Felsa, Vénus, Racine, Bovet, Optima. En 1929, huit de plus dont Urania et Postala. Forts de cette concentration les fabricants signent à Berne le 1er décembre 1928 la convention chablonnage qui réglemente de façon drastique les droits et devoirs en matière d’exportation.
C’était juste un poil trop tôt.
Se considérant comme non concernés, les fabricants d’ébauches, surnommés “la dissidence”, qui ont échappé au giron d’Ebauches S.A., s’en donnent à cœur joie et chablonnent à loisir sur des marchés laissés libres. Et pour pimenter la situation, survient la grande crise de 1930 et les États-Unis, chantre du libéralisme et premier marché d’exportation pour les montres suisses, qui augmentent de 300 à 500 % leurs droits de douane. Les entreprises signataires hurlent à la concurrence déloyale, l’individualisme horloger reprend le dessus, en décembre 1930 les conventions sont dénoncées.
A suivre…