La « troisième » montre de plongée suisse : Cornavin P.810

La « troisième » montre de plongée suisse : Cornavin P.810

Cornavin

Le standard de la montre-bracelet de plongée a été défini au début des années 1950 : un boîtier étanche en acier, un cadran noir avec des chiffres et index luminescents, et une lunette tournante pour indiquer le temps de plongée et respecter les paliers de décompression. 

Description

Le standard de la montre-bracelet de plongée a été défini au début des années 1950 : un boîtier étanche en acier, un cadran noir avec des chiffres et index luminescents, et une lunette tournante pour indiquer le temps de plongée et respecter les paliers de décompression.

Il y a eu bien sûr de nombreuses montres étanches avant cette date comme la Depollier de 1919, la Rolex Oyster de 1926, la Marine d'Omega en 1932, ou les montres Panerai de la deuxième Guerre Mondiale. Mais aucune n'avait encore ce fameux standard qui reste encore la règle aujourd'hui. Les deux premières montres de plongée suisses ont été conçues vers 1953 avec l'aide de plongeurs français : la Rolex Submariner, testée à l'Institut de recherches sous-marines de Cannes[1], et la Rayville-Blancpain Fifty Fathoms conçue avec l'aide de l'Unité des Nageurs de Combat et de son truculent capitaine Robert Maloubier.[2] Une troisième montre de plongée, extrêmement rare et dont il ne reste pratiquement aucune trace aujourd'hui, a été brevetée en Suisse en 1953. Elle a été commercialisée par une petite fabrique de montres de Genève, la Cornavin Watch. Elle portait au dos les sigles AMF et P.810. Elle ne ressemble à aucune autre, et c'est la première montre à afficher les temps de décompression, en fonction de la profondeur et de la durée de plongée.

1.Cornavin Watch

Publicité de 1951

C'est en 1949 que Walter Gygax a lancé la Cornavin Watch à Genève. Les montres étaient de facture très conventionnelle, montres calendrier, montres automatiques, montres de dame, et les calibres provenaient du trust Ebauches SA. Comment Cornavin en est venu à développer une montre aussi complexe et technique qu'une montre de plongée reste une énigme. Peut-être y avait-il un lien avec AMF, également installée à Genève, ou avec David Jayet, l'inventeur ? La P.810 en tout cas ne porta pas chance à la Cornavin Watch qui fit faillite en 1959, et qui ensuite changea plusieurs fois de propriétaires. Le nom Cornavin sera même utilisé plus tard pour des montres de fabrication soviétique.

2.AMF

American Machine & Foundry Co. a été créée dans le New Jersey en 1900. C'était une société extrêmement diversifiée puisqu'elle produisait aussi bien des machines pour la fabrication de cigarettes, des machines pour la boulangerie industrielle, ou des équipements pour le bowling[3]. Sa division produits de loisirs était très développée : bateaux de plaisance, skis, raquette de tennis, clubs de golf, etc. AMF était aussi impliquée dans les loisirs subaquatiques, et fut même propriétaire un temps de Mares, célèbre société italienne d'équipement de plongée[4].

En 1952 AMF a ouvert des bureaux en Suisse, à Genève, avec la création de plusieurs sociétés dont Ammafoco, qui deviendra en 1958 AMF Overseas Corp. Cette société avait parmi ses objectifs l'acquisition de brevets d'invention. Et concernant le domaine de l'équipement de plongée elle va trouver son homme : le plongeur français David Jayet.

3.David Jayet

La Méditerranée fut décidément le laboratoire de recherche des pionniers de la montre de plongée. D'après ses premiers brevets, David Jayet habitait en effet Le Trayas, entre Cannes et Fréjus. Ce devait être un excellent plongeur, mais surtout c'était un inventeur prolifique : entre 1953 et 1955 il a déposé 6 brevets en Suisse sur du matériel de plongée, et sur des sujets très divers : montre, poignard, manomètre, appareil respiratoire, boîte étanche pour appareil photographique et palmes !

Sur ce rare document, publié en 1955, on peut voir Madame Jayet en plongée avec au moins trois inventions de son époux : appareil photo, montre et manomètre. Il n'est pas impossible que le poignard, les palmes et l'appareil respiratoire fassent aussi partie de son équipement. David Jayet a également vécu en Suisse. D'après certains brevets, il résidait à Geix, près d'Yverdon-les-Bains : normal pour un plongeur d'habiter près d'un grand lac suisse ! Au moins 4 des 6 brevets de David Jayet ont été repris et exploités par Ammafoco, et parmi ceux-ci il y a la montre Cornavin.

4.La montre Cornavin P.810

Credit : Bulang & Sons

A quelques détails près, la Cornavin P.810 est conforme au brevet Jayet CH312741 déposé le 6 octobre 1953.

– le cadran

Jayet a conçu sa montre comme un outil assurant la sécurité du plongeur. Elle comporte donc les temps de décompression qui doivent être respectés lors des plongées profondes. Le cadran est organisé de la façon suivante : en haut, en dessous de midi, on trouve un cartouche avec 4 chiffres, de haut en bas 40, 35, 30 et 25. Il s'agit de l'indication de la profondeur de plongée, indiquée en mètres, ce qui est rappelé par la lettre M et le mot METRES. A chacune de ces indications de profondeur est associée un cercle concentrique qui est utilisé en conjonction avec la grande aiguille des minutes centrale, laquelle doit être mise à zéro au début de la plongée. Ainsi, pour une plongée à 35 mètres de profondeur et qui a duré 50 min, le temps de décompression affiché sur le cercle de 35 mètres est de 60 min. Pour une plongée à 25 mètres qui a aussi duré 50 min, le temps de décompression n'est que de 10 min.

Credit : Bulang & Sons

A noter qu'il existe des rares versions de la P.810 avec échelle en feet et non en mètres. Dans ce cas le M est remplacé par F et METRE par FEET.

Credit : Matthew Bayne

Du fait de l'importance de l'aiguille et de l'échelle des minutes, Jayet a supprimé l'aiguille des heures et le tour d'heures, remplacés par un simple guichet avec un disque rotatif. Il ne s'agit pas d'une heure sautante, comme sur certaines montres des années 1930, mais cela avait l'avantage d'éviter toute confusion avec une autre aiguille lors de la plongée. L'aiguille des secondes, centrale, permettait de s'assurer que la montre fonctionnait correctement.

Le brevet de Jayet décrit un poussoir supplémentaire pour la mise à zéro de l'aiguille des minutes. Cette solution, qui aurait certainement demandé un coûteux développement, n'a pas été retenu par Cornavin, et la remise à zéro se faisait donc après avoir dévissé la couronne de remontoir.

Credit : Bulang & Sons

Il y a 4 index carrés lumineux, au radium, à midi, 3, 6 et 9h. Ces points lumineux sont plutôt petits mais il y a aussi un remarquable cercle lumineux tout autour du cadran qui fait que dans l'obscurité la position de l'aiguille lumineuse entre les index est parfaitement visible. Il n'y a pas d'indication de la matière radioactive utilisée : celle-ci ne sera rendue obligatoire en Suisse qu'avec l'ordonnance fédérale du 1er Mai 1963. Enfin, il y a sur le cadran deux petits cercles de part et d'autre du centre, l'un pour la marque Cornavin, l'autre pour la marque AMF avec en dessous le mot PATENT. A la place de la marque AMF, on trouve sur certains modèles le dessin d'une ancre et en dessous MOD. DEP (modèle déposé). Il y avait donc une double protection intellectuelle, par brevet et par modèle. La montre devait être utilisé en combinaison avec un profondimètre : pas de problème, celui de Jayet était aussi commercialisé par AMF[5].

– la boîte

La boîte a des dimensions très inhabituelles pour l'époque : près de 42 mm de diamètre, hors couronne. Elle est en acier inoxydable avec fond vissé, et lorsqu'on ouvre la boîte on voit un imposant anneau cerclant le mouvement, qui lui est de dimension habituelle : 10,5 lignes, soit 26 mm. La couronne est également vissée, parfois sur un tube sortant de plusieurs mm de la boîte.

Le fond côté intérieur ne montre malheureusement aucune marque qui aurait pu permettre d'identifier le fabricant. Côté extérieur on trouve le logo AMF au centre, entouré par les mots CORNAVIN GENEVE. En périphérie, les mentions classiques de tout bonne montre suisse : Waterproof ; Antimagnetic, Incabloc, Swiss made, Patent, et Automatic. Enfin le sigle P.810 est également gravé, accompagné d'un numéro qui pourrait être le numéro de série. Sur les rares exemplaires de cette montre existant encore, ce chiffre est inférieur à 500.

– le mouvement

La Cornavin P.810 est équipée d'un calibre Felsa, fabricant intégré à Ebauches SA. Cornavin n'étant pas une Manufacture devait obligatoirement se fournir auprès d'Ebauches SA du fait du statut horloger qui régissait l'horlogerie suisse depuis les années 1930.

Credit : Bulang & Sons

Le calibre Felsa 810 dérive du célèbre Felsa Bydinator, premier calibre automatique à rotor armant dans les deux sens de rotation, créé en 1942. Ce calibre, de 11,5 lignes (26 mm), a existé dans de nombreuses versions : petite seconde, grande seconde, calendrier, réserve de marche, etc. Au début des années 1950 le Felsa Bidynator a été modifié, en particulier par l'option d'une réserve de marche par guichet et non par aiguille, et rebaptisé Permutator. Les deux principales versions de ces calibres portaient les références 699 et 760[6]. Le calibre 810 est donc probablement une modification du Permutator, d'où le sigle P.810. Au moment de la présentation de la montre, en 1955, la montre portait la référence Cornavin F.P.810, ce qui serait en faveur de Felsa Permutator 810.

La famille des calibres Felsa automatiques était réputée pour leur solidité et leur fiabilité, c'était donc un choix judicieux pour une montre qui ne devait pas avoir de défaillance.

– lancement

S'il est si difficile de trouver des informations aujourd‘hui sur cette montre c'est que sa présentation à la presse professionnelle en 1955 n'a été relayée que par deux revues spécialisées : la Revue Internationale d'Horlogerie en 1955, et The Swiss Watch début 1956. La revue la plus lue à cette époque, le Journal Suisse d'Horlogerie, n'en a pas parlé. Le cliché de la montre remis à la presse en 1955 est parfaitement conforme aux montres produites : cela signifie qu'il ne s'agissait sans doute pas d'un prototype mais bien d'une montre en production. On peut douter toutefois que cette montre ait eu beaucoup de succès. Elle a en effet un gros défaut : il faut mettre à zéro l'aiguille des minutes avant la plongée, ce qui fait qu'elle ne donne plus l'heure exacte, et qu'il faut la remettre à l'heure après la plongée. La solution idéale aurait été d'utiliser un chronographe à compteur de minute au centre, comme le Mido Multicenterchrono qui existait depuis 1941. Mais en 1953 il n'y avait pas encore de chronographe automatique, plus sécurisant, et l'étanchéité des poussoirs des chronographes en plongée n'était pas garantie.

Après les 3 premières montres de plongée, il s'est passé quelques années avant que de nouvelles entreprises s'intéressent à ce type de montre en Suisse. Il fallut attendre 1957 pour qu'Omega lance sa Seamaster 300, version encore à remontage manuel, puis plusieurs modèles automatiques sont sortis en 1958 : l'Enicar Sherpa Dive, la Zodiac Sea Wolf avec cadran blanc[7], l'ARSA Hydrabloc et certaines versions de la Zénith S.58. Avant 1960 il y aura encore des montres de plongée chez Longines, Ardath (Denis Diver) et Precimax/Exactus (Aquamax). A partir de 1960 la montre de plongée est devenue un modèle obligé pour pratiquement tous les fabricants suisses, à l'exception de l'horlogerie de luxe genevoise.

La contribution de Jayet à l'horlogerie suisse s'est prolongée pendant plusieurs années : l'échelle des temps de décompression qu'il avait proposée en 1953 fut utilisée par plusieurs fabricants pour leurs montres de plongée, en particulier Vulcain, Mido et Fortis.

Remerciements

La plupart des archives horlogères ont été consultées au Musée International d'Horlogerie de La Chaux-de-Fonds et je remercie chaleureusement le conservateur du Musée, M. Régis Huguenin et son équipe, pour leur accueil. Remerciements à Alex Klezok chez Uhrwald, à Guy Sense chez Bulang and Sons pour les superbes images, et à Matthew Baine pour la rare version avec l'échelle en feet. ©Time To Tell, 2022

[1] Compte-rendu des essais de la Rolex Submariner, lettre du 26 octobre 1953, publiée par Rolex Magazine

[2] Robert Maloubier, Plonge dans l’or noir espion ! Robert Laffont, 1986, p.120

[3] https://en-academic.com/dic.nsf/enwiki/805092

[4] https://en.wikipedia.org/wiki/American_Machine_and_Foundry

[5] Revue Internationale de l’Horlogerie, 1955, 11, p.15

[6] Catalogue Ebauches SA, 1955

[7] L’année 1953 est parfois donnée pour le lancement de cette montre, ce qui n’est attesté par aucun document crédible. La première présentation à la Foire de Bâle de cette montre date bien de 1958.

Détails du produit

Type
Montre de plongée
Modèle
P.810
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